Quelle crise vivons-nous ?
Il n’est jamais facile d’établir le diagnostic d’une crise, d’en dégager une signification au moment-même où nous la vivons. Il suffit pour le constater de regarder les avis divergents de nos économistes au sujet de la crise du capitalisme financier : pour les uns ce système est en train de s’effondrer sur lui-même, ouvrant la perspective d’un autre type de société, pour les autres il se porte bien et a encore de beaux jours devant lui. Des conclusions radicalement opposées à partir d’une même analyse.
Le point de vue d’Alain Badiou, philosophe de sensibilité marxiste, est intéressant dans la mesure où il inscrit la crise systémique actuelle dans une évolution historique et un changement de paradigme majeur. Pour ce penseur, nous sommes toujours sur la vague d’une crise subjective qui a débuté il y a environ trois siècles, lorsque nous sommes sortis d’un modèle de société traditionnelle millénaire pour entrer dans la modernité.
Car aucun modèle significatif n’a remplacé les repères millénaires que nous avons perdus et qui désignaient à chacun sa place dans le corps social : les castes et autres noblesses, l’obligation religieuse, le pouvoir du père et des figures d’autorité, la subordination des femmes… L’ère industrielle a noyé toutes ces valeurs ancestrales dans les « eaux glacées du calcul égoïste », selon l’expression de Marx.
Ces dernières ont considérablement affaibli une symbolisation hiérarchisante – tel statut social traditionnel est supérieur ou inférieur à tel autre – pour la substituer peu à peu par une symbolisation égalitaire, qui reste encore largement à construire. Mais le « vieux monde » n’est pas mort et les deux types de symbolisation peuvent cohabiter en chacun de nous dans une confrontation douloureuse, tout comme nous pouvons les voir s’affronter au niveau mondial dans la tentative désespérée de l’Etat islamique pour ressusciter un modèle de société archaïque.
Crise systémique certes (dans le sens où tous les aspects de la vie sont concernés), crise subjective sans doute, mais les bouleversements qui nous secouent sont avant tout la conséquence d’une crise planétaire d’individuation, dont nous reparlerons dans une prochaine méditation.
Publié le : 29/04/2015