Le doute qui perd et le doute qui « père »
Sogyal Rinpoche, dans « le livre tibétain de la Vie et de la Mort », se demande si l’obstacle majeur à l’évolution humaine dans les sociétés occidentales contemporaines, plus encore que le désir et l’attachement, n’est pas le doute : « notre société encourage l’ingéniosité aux dépens de la sagesse et exalte les aspects de l’intelligence qui sont les plus superficiels, les plus âpres et les moins utiles. Nous sommes devenus si névrosés et si faussement sophistiqués que nous prenons le doute pour la vérité. Celui-ci est déifié comme le but et le fruit de la connaissance véritable, alors qu’il n’est rien de plus que la tentative désespérée de l’ego pour se défendre de la sagesse. »
Le doute systématique, négateur de tout ce qui n’est pas circonscrit dans un matérialisme étroit et borné, est censé trouver ses fondements et sa justification dans la philosophie de Descartes, fondatrice de la pensée moderne qui accorde une place centrale au Sujet raisonnant pour accéder à la connaissance. Sauf que la Raison de Descartes embrasse un champ cognitif bien plus vaste que celui des cyniques contemporains qui s’en revendiquent. Pour Descartes, comme pour Edgar Morin aujourd’hui, le savoir est global et s’enracine dans la métaphysique. Dans ses Méditations métaphysiques, il pensait pouvoir prouver, au-delà de tout doute raisonnable, l’immortalité de l’âme humaine et l’existence de Dieu. Car si Descartes appliquait le doute méthodique aux constructions de l’intellect, y compris les dogmes religieux, jamais il ne doutait de ses intuitions, comprises comme une connaissance directe de la vérité qui apparaît si clairement aux yeux de l’entendement qu’il serait stupide d’en douter.
Cette confiance en l’intuition comme faisant partie des méthodes fiables pour accéder à la connaissance véritable est aussi recommandée par le Bouddha. En résumé : ne prenez jamais comme vérité ce qui est écrit ou enseigné même par les plus grands maîtres, mais ce que vous reconnaissez comme vrai à la lumière de votre propre intuition. Le doute des cyniques –majoritaire aujourd’hui- est celui qui nous perd, qui nous éloigne de notre nature essentielle, tandis que le doute sage nous conduit sur le chemin de l’individuation afin que nous devenions notre propre « père », notre propre maître, grâce à notre propre capacité de penser.
Publié le : 27/04/2016